Queen & David Bowie

 




vidéo ci-dessus : David Bowie & Gail Ann Dorsey – Under Pressure (1995)


Jamais enregistrée en studio, cette relecture de «  Under Pressure » par David Bowie et sa bassiste Gail Ann Dorsey a été découverte – avec pas mal de sidération – par le public français le 28 janvier 1996, dans l'émission Taratata (cf vidéo en fin d'article)... L'occasion de rappeler que cette émission, seule à porter le flambeau de la musique live à une heure de grande écoute en France, vient de souffler ses 30 bougies.

S'il a l'air de marcher sur des œufs en l'interprétant, Bowie a bien sûr finement répété et élaboré cette « reprise impossible », tout comme l'originale avait été répétée. Reprendre « Under Pressure », c'était tenter de toucher à une chanson en forme de mini-film dramatique, écrite à la seconde près, cimenté » en studio, où chaque plan se tient, où tout s'imbrique. Le toujours aristocratique Bowie concocte, sans l'aide du studio, une version tout en chuchotements et tension , là ou les interprétations live de Queen (qui étaient déjà des sortes de mini-exploits de feeling) laissaient Mercury lutter seul, avec les chœurs de Taylor comme encouragement, sur un fond très rock, très U2 avant l'heure, au fond.

 

Freddie Mercury - credit photo : Michael Putland

C'est seulement plusieurs années après la mort de Freddie Mercury que Bowie reprend la chanson à son compte... On imagine bien aisément la pression sur Gail Ann Dorsey, que personne ne pouvait voir venir dans ce rôle-là, et que personne ne connaissait en France ! Sublime renvoi d’ascenseur de celui qui avait un peu trop tiré la couverture à lui lors du Freddie Mercury Tribute Concert, avec le sens de l'a-propos et de la mise en abyme qui le caractérise. On sait que si Bowie ne respecte pas forcément les grands noms plus connus que lui, il a toujours eu un immense respect pour la créativité de ses musiciens, et surtout a toujours adoré se placer en parrain bienveillant, soucieux de créer un cadre idéal pour la créativité d'artistes moins célèbres que lui. Avant-même d'être un coup de chapeau (rare, donc), envers Queen ou à tout le moins Mercury, c'est donc un écrin sur-mesure pour la voix unique et la précision hallucinante de Gail Ann Dorsey. Et le travail de couture est ambitieux, dans son minimalisme-même - un peu comme de démonter l'arc de triomphe pour le reconstruire sans le socle. Non content d'honorer superbement la mémoire de l'interprète Freddie Mercury (et du compositeur de lignes de basse John Deacon !), Bowie faisait ici découvrir sa bassiste à la vaste majorité du public. Américaine devenue une musicienne très demandée à Londres depuis le milieu des années 80, Gail Ann Dorsey choisira pourtant danss les années suivantes de rester essentiellement une sidewoman, une accompagnatrice parmi les plus demandées et respectées.

Dans cette reprise habitée, Bowie subvertit habilement la grandiloquence de l'originale, et en rejette certains maniérismes, comme si, en somme, la chanson n'était pas de lui. Le geste est d'autant plus audacieux qu'en 1995, quand il introduit ce duo avec Gail Ann Dorsey dans ses setlists, il est dans sa période la plus expérimentale et dark depuis longtemps, avec l'album Outside. Reprendre à son compte sa collaboration passée avec Queen n'était pas forcément le choix le plus convenu pour regagner une image d'artiste sérieux, novateur et fuyant le pathos !


Queen dans la roue du Roi du Glam.

L'histoire ne dit pas si Bowie s'en souvient, mais l'homme a croisé plusieurs fois des membres de Queen d'assez près au début des 70's... Avant même que Queen n'existe ! La première fois est un matin de 1969, dans la salle commune de l'école d'art d'Ealing, où Freddie Mercury (alors Bulsara) est alors étudiant. Bowie, qui est depuis peu dans une phase folk poétique et post-hippie, vient y jouer un petit concert, seul avec sa guitare acoustique, et Freddie est dans le public - il aide même le chanteur à installer la scène. Peu de temps après, Bowie, encore inconnu, enregistre "Space Oddity" aux studios Trident, et crée un arrangement novateur qui fera date, avec l'aide de l'un des musiciens

de sessions habitué du studio, Rick Wakeman, au Mellotron. Dans les jours qui suivent, un groupe encore plus confidentiel appelé Smile enregistre "Earth", une chanson qui parle elle aussi de voyage dans l'espace, dont l'immensité est symbolisée là aussi par des nappes de Mellotron, ce clavier-orchestral au son évocateur des vieux films fantastiques anglais... Smile est le groupe de Brian May et Roger Taylor, qui connaissent déjà Freddie, mais il n'est pas avec eux en studio ce jour-là. Sans que l'on sache exactement comment, "Space Oddity" de Bowie a visiblement servi de modèle pour l'arrangement beaucoup plus basique de "Earth", qui deviendra la face A de l'unique disque de Smile.


D.B. & son costumier Freddie Burretti, photo par Brian Ward, 1971

De longs mois plus tard, Smile est devenu Queen, mais est toujours plongé dans la confidentialité, perdu au milieu d'une scène musicale londonnienne où les espoirs de tant de musiciens s'éteignent chaque jour, face à une scène rock qui se normalise peu à peu, après le grand chambardement des années 67-69... Bowie, lui, vient de sortir du lot avec « Space Oddity », devenue la chanson-bande-son de l'été 1969, marqué par les premiers pas de l'homme sur la Lune. Il est donc devenu un chanteur identifié, voire connu, lorsqu'il se présente au marché couvert Kensington Market, au coeur de Londres, pour acheter une paire de bottes. Il va chez son vieil ami Alan Mair, un bottier réputé avec qui il a partagé un appartement par le passé (ayant même écrit "Little Bombardier" pour son jeune fils, qui n'est autre que le "Frankie Mair" de la chanson), et il commence à essayer des bottes... Le vendeur suppléant de Mair, qui l'aide à choisir et à chausser les bottes s'appelle Freddie, le chanteur de Queen ! Mais Queen est alors un groupe de l'ombre, qui répète plus qu'il ne joue de concerts, et Freddie – toujours pas Mercury – un chanteur à la recherche de sa voix propre, loin de maîtriser ses envolées...

Alan Mair, qui possède le privilège unique d'avoir été un ami très proche de David Bowie ET de Freddie Mercury (à 2 ou 3 ans d'intervalle) sait bien que son employé Freddie a un groupe de rock, mais il ne dit rien... Le cas Queen est alors presque embarrassant : un groupe qui n'a ni contrat ni projet de tournée, qui n'a pas même sorti un single, loin, très loin du parcours supersonique de David Bowie, passé du folk psychédélique à un hard rock sombre et assez violent pour l'époque. Son troisième album, The Man Who Sold The World, aura une certaine influence sur Queen, pour le son tranchant du guitariste Mick Ronson (qui devient alors inséparable de Bowie en studio) comme pour sa pochette, où Bowie se montre habillé en robe, allongé de façon très régalienne sur un sofa.

Début 1972, quand sort le magnum opus de Bowie, The Rise And Fall of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars, Bowie a encore mué : l'album, très éclectique pour l'époque, est théâtral, futuriste et queer avant la lettre, et le personnage de Ziggy Stardust qu'il impose va ravager le cœur des adolescentes et des adolescents. L'émotion qui gouverne alors les cœurs des quatre Queen, plus tout à fait ados mais aux premières loges des concerts cruciaux de 1972 de Bowie & The Spiders From Mars, c'est la jalousie. Eux n'ont pas tant changé que ça depuis Smile, une bonne partie de leur répertoire est similaire, et leur look aussi, mais Bowie est méconnaissable : cheveux courts, teints en roux-orange, habits flashy dessinés par des créateurs de mode, musique plus heavy... De quoi convaincre May et Taylor que Freddie avait vu juste dans les conseils qu'il leur donne sans relâche depuis 1968 ! Si The Man Who Sold The World peut avoir influencé le son tourmenté des deux premiers Queen (datant de 1973 et 1974, soit après l'explosion « Ziggy »), l'album The Rise And Fall of Ziggy Stardust And The Spiders From Mars est une véritable leçon d'ambition commerciale ET artistique pour les quatre copains. À son écoute, les émotions défilent, se contredisent, jouent sur le calme et la tempête. Dans la production (signée Trident) comme les arrangements de Mick Ronson, c'est le téléscopage du hard rock avec les influences cabaret, et à travers elles, la culture gay, le mélange des deux donnant le Glam Rock... ou en tout cas une certaine vision du Glam Rock, celle que la postérité et les médias retiendront. Cet album fondateur va marquer Queen, et rejaillir dans leur œuvre avec un certain temps de décalage, notamment sur l'éclectisme de leurs albums Sheer Heart Attack et A Night At The Opera. De la même façon, si Bowie immortalise son triomphe anglais absolu via un film tournée par D.A. Pennebaker (réalisateur déjà prestigieux) à l'Hammersmith Odeon le 3 juillet 1973, Queen va y tourner un film Live le soir de Noël 1975, au début de la Queenmania succédant à « Bohemian Rhapsody ». À ce moment-là, Queen est encore un groupe affilié au Glam, même si ce genre est en perte de vitesse rapide, que leur image est bien moins radicale que celle de Bowie, et que le hard rock épique et très heavy pour l'époque reste leur genre de prédilection.


D.B. avec Kansai Yamamoto


Rencontre au sommet

Le caméléon Bowie, lui, s'était éloigné dès 1974 de l'Angleterre et du rock flamboyant dont Queen se fait le champion, chose plus facile pour un chanteur solo qui choisit ses musiciens... Les trajectoires de ces deux entités vont ensuite être parallèles dans les années suivantes : plus éloignées, sans croisements, mais au même niveau.

Bowie va se mettre en scène dans un spectacle aux airs de comédies musicales aux USA avec le Diamond Dogs Tour, au moment où Queen reviendra tout juste d'une tournée américaine écourtée qui les voit passer par Broadway. Dès 1976, Queen rattrape son retard de célébrité avec le coup de poker « Bo Rhap ». Puis à la fin des années 70, le Thin White Duke durcit quelque peu sa musique, se fait plus minimaliste, plus rythmé, plus froid, et c'est aussi le cas de Queen, avec un temps de décalage, sur The Game en 1980, qui succède à Jazz (1978), albums où les amertumes et frustrations se conjuguent avec un certain recul pour les musiciens, proches de la trentaine. En 1981, quand Queen rencontre à nouveau Bowie en studio, c'est sur un pied d'égalité : leur succès dépasse même celui de l'auteur de "Heroes", depuis 1977. L'affaire se déroule dans les Mountain Studios de Montreux, que Bowie, toujours en vadrouille, a loué pendant un temps pour son album "Lodger" ("Locataire"), une merveille de plus dans son parcours jusqu'ici brillant. C'était en 1979, peu avant que Queen rachète les-dit studios. En 1981, les locaux leurs appartiennent, et la chanson qu'ils co-écrivent avec Bowie sera la leur : "Under Pressure".

L'une des raisons à ce choix, qui verra même le titre figurer dès sa sortie sur leur premier Greatest Hits (alors que Bowie ne sortira jamais "Under Pressure" sur un album sous son nom), est tout à fait pragmatique : en 81, Bowie est en pleine remise en question, il s'apprête à quitter en mauvais termes sa maison de disques RCA, et n'a pas encore décidé de signer chez EMI pour ses futurs albums. Il préfère donc laisser à Queen et à leur puissante maison de disque le rôle de promouvoir ce duo au sommet...

Le résultat est largement connu : "Under Pressure" sort en single en octobre 1981 et devient l'un des plus gros cartons de Bowie comme de Queen, et Bowie - qui se retrouve sur la même maison de disques que Mercury et les autres - se réinvente en quasi-chanteur de charme new wave et sportif avec "Let's Dance", concocté avec Nile Rodgers aux Mountain Studios en 1982. Un autre tube mondial, encore aujourd'hui omniprésent sur les playlists des radios. D'autres musiciens se seraient empressés de renouveler la collaboration, mais Queen et Bowie n'en font rien, et leurs chemins ne se recroiseront véritablement que 10 ans plus tard, lors du concert hommage faisant suite à la mort de Freddie Mercury.

Reinhold Mack, qui était co-producteur de l'interminable mais profitable session d'"Under Pressure", dira plus tard, sans langue de bois, que Bowie était difficile à gérer et un peu maniaque du contrôle. Des défauts somme toute assez classiques pour une vedette pop, et que l'Allemand attribuera parfois volontiers à certains membres de Queen eux-mêmes. Les géants ne sont pas fait pour se croiser tous les jours...

 

 Bonus   : Under Pressure par Bowie et Gail Ann Dorsey en 1996 sur le plateau de Taratata, Paris :

https://www.dailymotion.com/video/x4hnoi?syndication=273844

 

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